Les nombreuses perturbations des chaînes d'approvisionnement survenues au cours de ces deux dernières années ont mis en évidence la fragilité de la délocalisation, un modèle d'opérations commerciales introduit dans les années 1960, où la fabrication était externalisée en Asie. Cette externalisation a permis à certains secteurs tels que l'automobile, le commerce de détail, l'électronique et d'autres de fonctionner à un coût plus abordable. Or, les contraintes liées aux chaînes d'approvisionnement s'étant intensifiées en raison de l'absence de diversification des ressources, bon nombre d'entreprises envisagent désormais de relocaliser leurs opérations dans des pays plus proches. Cette pratique connue en anglais sous le nom de « nearshoring » est apparue comme une alternative intéressante à la méthode de délocalisation lointaine.
La délocalisation n'a cessé de se développer, déplaçant une grande partie de la fabrication de semi-conducteurs aux États-Unis vers des pays tels que Taïwan, la Chine ou l'Inde. En conséquence, seuls 12 % des processeurs de conception américaine sont actuellement produits sur ce territoire. À titre de comparaison, Taïwan fabrique plus de 60 % des circuits intégrés pour l'ensemble de la planète.
Certes, la délocalisation a été positive pour les entreprises comme pour les pays concernés : elle a permis de rehausser les marges bénéficiaires, offert aux pays étrangers la possibilité de mettre en place une main-d'œuvre spécialisée, aidé les entreprises à se développer de manière durable et réduit le coût administratif généralement lié à la croissance des opérations.
Mais malgré tous ces avantages, la chaîne d'approvisionnement mondiale a subi la menace des guerres commerciales, des phénomènes météorologiques extrêmes et de la répartition géographique limitée de la fabrication. Les fermetures d'usines, l'encombrement des zones portuaires et la diminution de la main-d'œuvre due à la pandémie de COVID-19 ont causé des frictions sur le marché mondial à un niveau sans précédent.
Face à ces déconvenues, les fabricants sont de plus en plus séduits par la solution stratégique consistant à relocaliser leurs activités dans un pays proche.
La diversification des ressources au sein de la chaîne d'approvisionnement mondiale permettrait d'ajouter l'indispensable soutien et réduirait l'incidence des chocs et pénuries. D'après une enquête de Thomas réalisée en avril 2020, 64 % des fabricants nord-américains interrogés se déclarent susceptibles de rapatrier leur production et leur approvisionnement en Amérique. L'Amérique latine, et plus particulièrement le Mexique, est en position de tirer le plus grand bénéfice de cette tendance. Plus récemment, l'Amérique latine a connu une augmentation de 156 % de ses recrutements auprès de sociétés étrangères, notamment pour les ingénieurs en logiciels.
Certaines entreprises ont déjà commencé à délaisser la Chine au profit de l'Amérique latine. Ainsi, Microchip Technology, Toyota, Mazda et Nissan ont toutes fait migrer une partie de leur production au Mexique. D'après une information du site Border Now, 172 des 260 dirigeants d'entreprises possédant des usines de fabrication en Chine ont reconnu leur intérêt pour le Mexique dans l'approvisionnement du marché américain.
En tant que partenaire commercial des États-Unis ayant la croissance la plus rapide, l'Amérique latine présente des avantages attrayants pour les fabricants. Autrefois dominée par l'agriculture, l'économie mexicaine s'est réorientée vers la technologie. Les pôles de production de ce pays offrent des bassins concentrés de travailleurs qualifiés, de technologies spécialisées de haut niveau et une base de connaissances bien établie. Ces sites ont régulièrement renforcé la présence du Mexique dans des secteurs industriels tels que l'aérospatiale, l'automobile, l'électronique, l'ameublement, les appareils électroménagers ou les dispositifs médicaux.
L'une des pierres angulaires du « nearshoring » est la collaboration accrue grâce à une communication en temps réel sur des fuseaux horaires similaires, à laquelle s'ajoutent davantage de possibilités d'effectuer des visites sur place. Les pôles de fabrication ont opté pour un cadre agile qui privilégie des phases de travail courtes et des réévaluations fréquentes aux fins d'adaptation, en permettant ainsi aux équipes de progresser de façon plus rapide et efficace. Cette méthodologie est étroitement alignée sur l'approche du travail d'équipe de la délocalisation de proximité, ce qui renforce les perspectives du Mexique en matière d'opérations de nearshoring.
Tout comme son agilité, la résilience d'un pays est un facteur important pour déterminer s'il peut constituer un partenaire digne de confiance. En Asie centrale, près de la moitié de la population est coupée de toute connexion numérique, trois pays sur les cinq que compte cette région se situant en deçà de la moyenne mondiale d'individus utilisant lnternet. La chaîne d'approvisionnement du Mexique et de l'Amérique latine est renforcée par des infrastructures de communication et des connexions Internet fiables, ce qui permet de réagir plus rapidement aux pannes imprévues.
En partie du fait de sa population relativement jeune, le Mexique bénéficie d'une main-d'œuvre énergique et hautement compétitive. Il en résulte une volonté de maintenir les salaires à un niveau raisonnable. Comme le rapporte Statista, la Chine a enregistré une hausse de 30 % du coût de sa main-d'œuvre entre 2016 et 2020. Au Mexique, en revanche, cette augmentation n'a été que de 6,8 %.
Outre la compétitivité des coûts de la main-d'œuvre, il devient de plus en plus nécessaire de veiller à réduire l'éloignement géographique dans les chaînes d'approvisionnement. Les coûts d'expédition des marchandises chinoises ont grimpé en flèche durant la pandémie de COVID-19, à raison de 30 % pour les biens à destination de la côte ouest des États-Unis, et un quasi-doublement pour les livraisons sur la côte est. Les conteneurs d'expédition, tout comme la disponibilité à l'intérieur de ceux-ci, sont devenus des denrées rares. La proximité de l'Amérique latine avec les États-Unis raccourcit de facto la distance entre les marchés de destination des marchandises sur la chaîne d'approvisionnement, ce qui allège le fardeau représenté par les frais d'expédition.
EMEA
Les États-Unis ne sont pas le seul pays à subir les contraintes de la dépendance de la chaîne d'approvisionnement mondiale actuelle vis-à-vis de la Chine. Les entreprises d'Europe, du Moyen-Orient et d'Afrique se tournent désormais vers les pays voisins d'Europe centrale et orientale et d'Afrique du Nord pour trouver des solutions possibles. En réponse à la pandémie de COVID-19, Ernst & Young a constaté, lors d'une recherche expresse, que 88 % des personnes interrogées en Europe envisageaient de recourir à la délocalisation vers des régions à faible coût situées en dehors de la zone EMEA. Pour 61 % des répondants, l'objectif est de réduire leur dépendance à l'égard de pays sources dominants comme la Chine.
L'approvisionnement dans les pays d'Europe de l'Est ou de la Méditerranée permet de réduire les délais, ce qui signifie une production plus rapide et des cycles de planification plus robustes, d'où une meilleure réactivité face aux perturbations imprévues. Des pays tels que la Pologne, la Bulgarie, l'Espagne et la République tchèque sont devenus des options populaires pour les pays d'Europe occidentale en raison de leur proximité géographique et de leurs similitudes culturelles.
Bien que le coût soit une préoccupation dans le cadre de la délocalisation, la Bulgarie présente l'avantage d'avoir des coûts de production réduits, une main-d'œuvre bon marché et un taux d'imposition unique de 10 %, qui est le plus bas de l'UE. De grandes marques mondiales telles que Microsoft et Oracle ont déjà ouvert des centres de recherche en Pologne, ce qui fait de ce pays une option stratégique supplémentaire pour y déployer leurs stratégies de relocalisation proche.
Les entreprises du Moyen-Orient réévaluent elles aussi les lieux plus proches dans lesquels elles pourraient s'approvisionner afin de réduire les chocs affectant les chaînes d'approvisionnement. Les expéditeurs, transitaires, transporteurs et sites portuaires ont d'ores et déjà commencé à partager leurs événements « marquants » et les données relatives à leurs opérations de transport maritime. L'objectif est de rendre le transport maritime plus économique et plus rentable en augmentant la transparence et la qualité.
En dépit de son attractivité, la délocalisation de proximité est coûteuse et plusieurs années sont nécessaires pour déplacer les opérations. En 2020, des rapports indiquaient que le coût total conjoint consacré par les entreprises américaines et européennes pour délocaliser leur production hors de Chine s'élèverait à 1 000 milliards de dollars au cours des cinq prochaines années. En outre, la relocalisation dans un nouveau pays ajoute une pression supplémentaire sur l'économie locale. Si une entreprise renonçait ne serait-ce qu'à 1 % de ses activités en Chine pour les relocaliser dans un pays proche comme la Pologne, celle-ci devrait accroître sa production de 25 %. Le coût subséquent, auquel s'ajoute le temps que ces changements pourraient prendre, est suffisant pour susciter la réticence des entreprises.
Les résultats de ces dépenses se traduiraient par un prix plus élevé des articles fabriqués.Malgré la volonté des consommateurs de payer 20 % plus cher des articles fabriqués en Amérique, cet enthousiasme ne s'étend pas nécessairement aux produits issus du nearshoring. Une plainte récurrente à propos de la délocalisation de proximité est qu'elle ne vaut pas une véritable relocalisation nationale, qui est la pratique consistant à rapatrier dans son pays d'origine une activité commerciale autrefois externalisée à l'étranger.
En réponse à cet enthousiasme vis-à-vis des produits fabriqués aux États-Unis, certaines entreprises commencent déjà à investir dans des projets rapatriement économique. Samsung Electronics a accompli des progrès significatifs en vue de renforcer ses relations avec les fabricants nationaux et devenir la plus grande entreprise de semi-conducteurs au monde d'ici 2030. Micron Technology Inc. possède déjà une longueur d'avance : elle dépense un montant estimé à 40 milliards de dollars pour bâtir une nouvelle usine de semi-conducteurs dans le centre du Texas.
Le retour sur investissement du nearshoring est une démarche stratégique, mais le démantèlement complet de la chaîne d'approvisionnement actuelle est un objectif à long terme qui ne saurait être atteint sans un important investissement temporel et financier.Le modèle économique optimal consistera très probablement à introduire de la flexibilité dans la chaîne d'approvisionnement grâce à un mélange de délocalisation de proximité, de rapatriement et d'externalisation lointaine.